La recherche vendue au privé

Vendre la recherche aux entreprises privées… Concept étrange quand même.

Toute recherche ne peut plus être orientée que par l’économiquement correct? Scandaleux. Alors je décide que tel domaine de la connaissance humaine ne mérite pas d’être travaillé car il n’est pas directement rentable financièrement. Au secours! Que devient la culture générale, artistique, lettée finalement? On se coupe de tout un pan de notre connaissance qui n’est pas « utile » au sens des entreprises… Quel avenir se réserve-t-on là???

L’entrée est fracassante. Elle se chiffre à un million de francs. Avec ce montant, Serono «offre» un professorat de recherche en endocrinologie de la reproduction conjoint aux Universités de Genève et de Lausanne. Par l’intermédiaire de son directeur général François Naef, la multinationale de la biotechnologie basée à Genève se déclare enthousiaste à l’idée de soutenir des hautes écoles locales. Leurs directions applaudissent.
Jusqu’ici, loin d’être absents des Universités, les financements privés concernaient principalement des projets de recherche. Non des chaires entières avec leur personnel (professeur et assistants). Un palier a donc été franchi, et parions que les conflits d’intérêts entre la vocation publique d’une Université et les enjeux commerciaux se poseront avec d’autant plus d’acuité. Délire paranoïaque? Dans ce cas, il est partagé.
Il y a six mois, la commission d’établissement des faits, composée d’universitaires genevois, rendait son rapport sur l’affaire Rylander[1]. Elle concluait: «La recherche biomédicale a besoin d’un socle solide de financement public. Faute de quoi les principes d’éthique de la recherche risquent de pâtir des coûts montants de la recherche de pointe, surtout dans des domaines comme la santé publique et la prévention, où le décalage entre le bien commun et certains intérêts privés semble souvent irréductible.» La même commission exhortait l’Université de Genève à définir rapidement des règles strictes de partenariat entre elle et le secteur privé, afin de sauvegarder la recherche désintéressée de la vérité scientifique. On attend toujours.
Les dirigeants universitaires sont-ils à ce point aveuglés par le prestige et l’argent qu’ils en oublient les promesses faites quelques mois plus tôt? Oseront-ils sérieusement prétendre que l’arrivée de Serono –qui a réalisé 700millions de francs de bénéfices en 2004– ne menace en rien la liberté académique? Les qualités professionnelles de François Pralong, le professeur qui sera à la tête de la nouvelle unité de recherche et d’enseignement, ne sont aucunement en cause. Néanmoins, sa crédibilité sera sérieusement entamée s’il devait être amené à donner son avis dans le prochain débat sur le brevetage du vivant. L’Université ne pourra se soustraire au soupçon de prendre, à la moindre occasion, une position favorable à Serono au détriment de l’intérêt général. Jouissant de toute la latitude voulue, la multinationale n’oubliera pas de sélectionner et former ses futurs collaborateurs, de guider les recherches, le tout pour son plus grand profit. Ces quelques exemples illustrent combien le mariage célébré hier est contre-nature. Malheureusement, l’époque s’y prête. Sous l’impulsion de la Berne fédérale, seuls les centres universitaires qui lancent des appels du pied aux privés sont financièrement encouragés. A l’opposé, les chaires dites économiquement non rentables –celles de Grec et d’Italien à Neuchâtel– sont fermées sans état d’âme. Enfin, il est aisé d’imaginer que la porte ouverte par Serono suscite des idées auprès d’autres entreprises, alimentant ainsi le cercle vicieux.
Le savoir ne se monnaie pas. Sa valeur réside dans l’émancipation qu’il peut offrir à l’ensemble d’une communauté. Il importe alors aux autorités cantonales de prendre la mesure des enjeux en cours, qu’elles interdisent les partenariats comme celui qui a été annoncé hier et, au besoin, qu’elles sanctionnent les rétifs. Ne pas réagir signifierait que l’Université est bel et bien à vendre.

(Le Courrier, 09.03.05)

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